La Mystique de l'illumination

UG Krishnamurti

(Entretiens recueillis par James Brodsky en Inde et en Suisse en 1973)

Je n'ai pas entrepris de libérer qui que ce soit. Vous devez vous libérer vous-même et vous êtes incapable d'y parvenir. Ce que j'ai à vous dire ne vous libérera pas. Je suis seulement désireux de décrire mon état, de tirer au clair l'occultation et la mystification que les gens du " sacré business " ont mis en œuvre pour voiler la réalité. Peut-être arriverai-je à vous convaincre de ne pas gaspiller votre temps et votre énergie à la recherche d'un " état " qui n'existe que dans votre imagination.

Comprenez-moi bien: ce que je décris est votre état, votre état naturel et non l'état d'un réalisé soi-disant devenu Dieu ou d'un mutant ou de toute autre fabulation. C'est bien votre état naturel et ce qui l'empêche de s'exprimer à sa manière propre, c'est votre effort pour devenir un autre.

Vous n'arrivez pas à comprendre ceci: vos " expériences " ne peuvent échapper à l'emprise du passé. Or l'état naturel est en dehors de toute expérience. Aucune communication n'est possible ni même nécessaire. Ce qui est bien réel, c'est votre mode de fonctionnement. Il est vain d'établir une relation entre ma description et la manière dont vous fonctionnez. Quand vous renoncez à toute comparaison ce qui demeure est votre état naturel. Alors seulement vous n'écouterez plus personne.

Je ne dispense aucun enseignement et n'en offrirai jamais un. Enseignement n'est pas le mot oui convient. Tout enseignement implique une méthode, un système, une technique ou bien encore un nouveau mode de pensée destiné à opérer une transformation de votre mode de vie Ce que je vous dis est en dehors du domaine de ce qu'il est possible d'enseigner: c'est simplement la description de la manière dont je fonctionne. Une description de l'état naturel de l'homme, c'est-à-dire la manière dont délivré des machinations du mental vous pouvez fonctionner vous-même.

L'état naturel n'est pas celui d'un être auto réalisé ou d'un réalisé devenu dieu: ce n'est pas le résultat d'un accomplissement ou d'une acquisition Ce n'est pas un état appelé à l'existence par un effort délibéré de volonté. Ii est la, présent; c'est un état vivant un état qui est tout simplement I activité fonctionnelle de la vie. Et par « vie " je n'entends rien d'abstrait: c'est la vie des sens fonctionnant naturellement sans interférence de la pensée. La pensée est un casse-pieds qui s'ingère dans les affaires des sens. Elle a un but « lucratif »: elle dirige l'activité des sens pour en tirer un profit et elle les utilise pour s'assurer une continuité

Votre état naturel n'a pas la moindre relation avec les états religieux de bonheur, de béatitude et d'extase qui appartiennent au domaine de l'expérience. Ceux qui ont guidé l'homme dans sa quête religieuse au cours des siècles ont peut-être expérimenté ces états religieux. Vous pouvez en faire autant. Ce sont des états d'être suggérés par le mental: ils apparaissent et disparaissent: la Conscience de Krishna, la Conscience de Bouddha, la Conscience chrétienne et que sais-je encore sont autant de divagations: ces divers états relèvent du temps. L'intemporel ne peut jamais être expérimenté, saisi ou embrassé dans son ensemble, moins encore faire I 'objets d'une expression verbale. Ce chemin battu ne vous mènera nulle part. Il n'y a pas là-bas d'oasis. Le mirage vous cloue sur place...

Cet état est la condition physique de votre être. Ce n'est pas quelque forme de mutation psychologique. Ce n'est pas un état dans lequel vous vous trouvez un jour et qui disparaît le lendemain. Vous ne sauriez imaginer a quel point, à l'heure actuelle, la pensée perturbe chaque cellule de votre corps et intervient dans son fonctionnement. L'irruption de votre état naturel foudroiera chaque cellule, chaque glande, chaque nerf. C'est une transformation chimique. Une « œuvre » alchimique intervient. Mais cet état naturel n'a rien à voir avec les expériences de drogues chimiques du type du L.S.D. Ce sont là des expériences. L'état naturel n'en est pas une.

L'illumination existe-t-elle ? Ce qui existe est à mon sens un processus purement physique; il n'y a rien là de mystique ou de spirituel. Si je ferme lés yeux une lumière pénétra à travers les paupières. Si je recouvre les paupières il y a toujours de la lumière à l'intérieur. Tout se passe comme s'il y avait au front une sorte d'orifice qui n'est pas visible mais par lequel une pénétration se fait. En Inde cette lumière est dorée: en Europe elle est bleue. Il y a aussi une sorte de pénétration lumineuse à travers la nuque. Tout se passe comme s'il existait un passage entre ces deux points. Il n'y a rien à l'intérieur sinon cette lumière. Si vous recouvrez ces points, c'est l'obscurité complète, totale. La lumière n'a pas d'action et n'aide en aucune manière le corps à fonctionner; elle est simplement présente...

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L'état naturel est un état de non-connaissance. Vous ne savez pas vraiment ce que vous regardez. Il se peut bien qu'une heure durant je re regarde la pendule sur le mur sans savoir l'heure qu'il est et je ne sais même pas qu'il s'agit d'une pendule. Il n'y a en moi que l'étonnement: « Que suis-je en train de regarder ? » mais bien entendu la question ne se pose pas ainsi en phrases formées de mots: c'est la totalité de mon être qui est un énorme et unique point d'interrogation. C'est un état d'émerveillement, de perplexité justement parce que je ne sais pas ce que je regarde. La connaissance que j'avais jadis acquise est désormais reléguée à l'arrière-plan sauf en cas de nécessité. C'est cela l'état déconnecté... Si vous me demandez I'heure, je vous dirai éventuellement: trois heures et demie: la réponse viendra avec la rapidité d'une flèche et je retrouverai ensuite mon état de non-connaissance, d'émerveillement...

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Vous ne sauriez comprendre l'incommensurable paix qui est là en vous et qui est votre climat naturel. Votre effort pour établir en vous un état d'esprit paisible, ne fait qu'y introduire le trouble. Vous pouvez bien parler paix, créer en vous en certain état d'esprit et vous dire que vous êtes en paix, ce n'est pas la paix mais la violence. C'est inutile de « pratiquer » la paix; cela n'a pas de sens de « pratiquer " le silence. Le vrai silence est explosif, ce n'est pas ce silence de mort auquel s'attachent les chercheurs spirituels: « Oh ! disent-ils, je suis en paix avec moi-même ! Le silence est là ! un formidable silence ! Je fais l'expérience du silence ! » Tout cela ne veut rien dire. L’état naturel est volcanique. Il est constamment bouillonnant : l’énergie, la vie, c’est là sa qualité propre. Vous pouvez bien me demander comment je le sais. Je ne sais pas... La vie est lucide, disons qu’elle est consciente d’elle-même...

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Je ne donne pas au mot « sensation » le même sens que vous En réalité, la sensation est une “réponse”, un bruit mat dans le thymus, l’une des glandes endocrines localisées sous le sternum. Les docteurs nous disent qu’elle est active chez l’enfant jusqu’à la puberté et que par la suite, elle s’assoupit. Quand vous retrouvez votre état naturel, cette glande est réactivée. C’est là même que les sensations sont ressenties. Vous ne les interprétez pas comme “bonnes” ou “mauvaises” : il ne s’agit que d’un bruit mat. S’il y a un mouvement à l’intérieur de vous-même, qu’il s’agisse du balancier d’une pendule ou du vol d’un oiseau dans votre champ de vision, ce mouvement est lui aussi ressenti dans le thymus; votre être tout entier est ce mouvement même ou vibre avec le son; il n'y a pas de séparation. Cela ne signifie pas que vous vous identifiez à l'oiseau... Il n'y a aucun moi, ni aucun objet. Ce qui provoque la sensation, vous ne le savez pas. Vous ne savez même pas qu'il s'agit d'une sensation. L’ « affection » (je ne propose aucune interprétation de ce mot) signifie que vous êtes affecté par tout ce qui intervient sans qu'une émotion se propage entre vous-même et l'objet. L'état naturel est intensément sensitif mais il s’agit là d une sensıbilité purement physique des sens et non d'une compassion émotionnelle ou d'une tendresse à l'égard d'autrui. Il n'y a compassion que dans la mesure où il n'existe pas d'autrui et qu'il n'y a donc pas de séparation.

Y a-t-il en vous quelque entité que vous appelez « Je » ou « I’esprit » ou Le soi” ? Y a-t-il un coordinateur appelé à établir une relation entre ce que vous regardez, ce que vous entendez, ce que vous sentez, ce que vous goûtez et ainsi de suite ? Ou bien existe-t-il quelque chose qui relie ensemble les sensations variées émanant d'un sens unique, par exemple le flux d impulsion émanant des yeux ? En réalité il y a toujours une brèche entre deux sensations. Le « coordinateur » comble le vide et établit une illusoire solution de continuité...

Dans l'état naturel il n'existe pas d'entité appelée à coordonner les messages des différents sens. Chaque sens fonctionne indépendamment, à sa manière. Quand il y a une sollicitation de l'extérieur qui rend nécessaire la coordination de deux ou de tous les sens en vue de répondre à un appel quelconque, il n'y a toujours pas de coordinateur mais il existe un état temporaire de coordination. Quand la demande a été satisfaite, il n'y a pas de continuité et on retrouve le fonctionnement indépendant, déconnecté, disjoint... Quand la continuité est éventée, entendez par là la continuité illusoire, elle parvient à sa fin.

Ce que je dis là a-t-il pour vous une signification quelconque ? Ce n'est pas possible. Tout ce que vous savez est inclus dans le cadre de votre expérience qui est liée à la pensée. Je tente seulement de vous en faire sentir la nature, ce qui malheureusement ne peut que vous induire en erreur.

Quand il n'y a pas de coordinateur, il n'y a pas de lien entre les sensations; il n'y a pas d'interprétation des sensations; elles demeurent de pures et simples sensations. Et je ne sais même pas qu'elles sont des sensations. Je peux vous regarder pendant que vous parlez; mes yeux se fixeront sur votre bouche parce que c'est votre bouche qui bouge et d'autre part mes oreilles recevront les vibrations sonores. Il n'y a rien en moi qui relie les deux sensations et qui me dit que c'est vous qui parlez. Je peux regarder une source qui sort de terre en bouillonnant mais rien ne m'avertit que le bruit que j'entends est le bruit de l'eau autrement dit que le son est en rapport avec ce que je vois. Je peux regarder mon pied mais rien ne me dit que c'est de mon pied qu'il s'agit. Quand je marche je vois mes pieds bouger et c'est vraiment drôle de se dire: « Qu'est-ce que c'est qui bouge là ?»

Ce qui fonctionne alors c'est la conscience primordiale intangible par la pensée...

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Les yeux sont comparables à une caméra très sensitive. Les physiologistes disent que la lumière reflétée par les objets frappe la rétine et que la sensation se transmet jusqu'au cerveau par la voie du nerf optique. La faculté de voir la vision n'est qu'un phénomène physique. Pour l'oeil, aucune différence que le point focal se situe sur une montagne coiffée de neige ou sur une boîte à ordures: les yeux provoquent la sensation exactement de la même manière. Les yeux regardent les êtres humains et les objets sans discrimination aucune.

Vous avez le sentiment qu'il y a là un « caméraman » qui dirige les yeux. Mais livrés à eux-mêmes quand il n'y a pas de « caméraman » les yeux ne s'attardent pas ils sont continuellement en mouvement. Ils sont attirés par les objets extérieurs. Le mouvement les attire, ou la brillance, ou une couleur qui se distingue de l'environnement. Il n'y a pas de Je qui regarde ; Ies montagnes, les fleurs, les arbres, les vaches, tout cela me regarde. La conscience est comme un miroir reflétant tout ce qui se trouve à l'extérieur.  La profondeur, la distance, la couleur, tout est là mais il n'y a personne pour interpréter ces divers éléments. A moins qu'il n'existe une sollicitation concernant la connaissance de tel ou tel objet il n'y a pas de séparation, pas de distance entre ces objets et le regard. On peut estimer qu'il n'est pas réellement possible de compter les cheveux d'un homme qui se trouve à I’autre bout de la pièce mais une sorte de clarté intérieure me souffle que je pourrais le faire.

Les yeux ne clignent pas sauf en cas de danger soudain et c'est tout naturel puisque les circonstances extérieures exigent en permanence notre attention. De même en cas de fatigue oculaire un mécanisme de la structure corporelle assure le retrait du regard; les yeux peuvent être ouverts mais ils sont embués. Si Ies yeux restent ouverts en permanence, si le clignement réflexe n'agit pas, vos yeux deviennent secs et vous risquez la cécité mais il existe des glandes aux coins extérieurs des yeux qui agissent en tant que mécanisme hydratant et les larmes coulent alors continuellement. Pour les ignorants, ce sont des « larmes de joie », des larmes de béatitude. En fait il n y a là rien de « divin ». Celui qui s'efforcerait de pratiquer l'absence de clignement ne réussirait qu'à se fatiguer les yeux et n'arriverait pas à l'état naturel. Il y a dans les hôpitaux de maladies mentales des névrosés dont les yeux pour une raison ou une autre ne clignent pas : pour ceux-là, il s'agit d'une condition pathologique. Mais lorsque par quelque heureux hasard ou quelque étrange chance vous vous trouvez dans votre « état naturel », tout ceci intervient à sa manière propre...

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La beauté réside-t-elle dans l'oeil de l'observateur ? Réside-t-elle dans l'objet ? Où réside-t-elle ? La beauté est une induction séduisante de la pensée. Je ne m'attarde pas à écrire des poèmes sur la montagne qui se trouve en face de moi. Ce qui arrive c'est que je suis en marche et que je vois soudain un paysage différent parce que la lumière a changé. Je n'ai rien à voir avec cela. Cela ne veut pas dire que quelque chose de nouveau est apparu ou que mon attention est totale; il y a eu un changement soudain dans la lumière elle-même: ce changement n'est pas reconnu en tant que « beauté »; ce qu'il y a c'est une clarté qui n'était probablement pas présente avant le changement. Et voici que votre conscience se déploie à la mesure de l'objet présent tandis que les poumons respirent profondément: c'est là la vraie pranamaya qui n'a rien de ce que vous faites habituellement, assis dans un coin, inhalant par une narine et exhalant par l'autre... La pranamaya de l'état naturel accompagne tout changement de rythme et se porte alors sur autre chose éventuellement sur le mugissement d'une vache ou le hurlement d'un chacal; elle est toujours en mouvement, elle ne s'attarde pas sur tel objet considéré comme beau par décision de la pensée. Il n'y a personne pour orienter son mouvement...

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Vous arrive-t-il d'écouter quelqu'un ? Non, vous n'écoutez jamais que vous-même. Quand vous laissez agir de lui-même votre sens auditif il n'y a plus que la pure vibration du son et les mots se répètent en vous comme l'écho à l'intérieur d'une pièce. Ce sens fonctionne exactement de cette même manière en ce qui vous concerne; la seule différence est que vous croyez que les mots que vous entendez viennent de l'extérieur. Soyons clair: vous n'entendez jamais un seul mot de quelqu'un d'autre quelles que soient les relations d'intimité que vous croyez avoir avec cette personne; vous n'entendez que vos propres traductions; ce sont vos mots que vous entendez. Tous les mots formulés par cette autre personne peuvent bien être pour vous un bruit, une vibration, saisie par le tympan et transmise au cerveau par la voie du nerf auditif. Vous traduisez continuellement ces mots en essayant de les comprendre parce que vous désirez tirer quelque chose de ce que vous entendez. C'est parfait lorsqu'il s'agit d'une conversation du type: « Voilà de l'argent; donnez-moi un demi kilo de carottes » mais c'est la limite de vos relations, de votre communication avec qui que ce soit.

Quand il n'y a pas de traduction, tous les langages résonnent de même... La seule différence réside dans l'espacement des syllabes et dans l'intonation. Chaque langage a sa forme mélodique. C'est une préférence acquise qui vous informe que la Neuvième Symphonie de Beethoven est plus belle que les cris perçants d'un chœur de chats: l'une et l'autre provoquent des sensations également valables. Bien entendu certains sons sont nocifs pour le corps et au-dessus d'un certain nombre de décibels insupportables pour le système nerveux; ils peuvent entraîner la surdité ce n'est pas de cela que je parle. Mais l'appréciation de la musique de la poésie et du langage est culturellement déterminée. Elle est le produit de la pensée...

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Le mouvement de votre pensée intervient dans le processus du toucher comme dans celui des autres sens. Tout ce que vous touchez est toujours interprété, comme « dur », « doux », « chaud », « froid », « mouillé » « sec », etc.

Vous ne vous en rendez pas compte mais c'est votre mental qui crée votre corps. Sans le processus de la pensée, il n'y a pas de conscience du corps ce qui revient à dire qu'il n'y a plus du tout de corps. Mon corps existe pour les autres; il n'existe pas pour moi: il n'y a que des points de contact isolés, des gestes tactiles qui ne sont pas coordonnés par la pensée. Le corps n'est donc pas différent des autres objets alentour: il n'est, comme eux, qu'un ensemble de sensations. Votre corps ne vous appartient pas...

Peut-être puis-je vous faire sentir cela. Je dors quatre heures la nuit, quelle que soit l'heure où je me couche. Je me trouve donc au lit jusqu'au matin pleinement éveillé. Je ne sais pas ce qui est là dans le lit; je ne sais pas si je suis couché sur le côté gauche ou sur le côté droit; je peux rester ainsi des heures et des heures. S'il y a quelque bruit extérieur un oiseau ou tout autre bruit, il a simplement un écho en moi. J'écoute le tic-tac de mon cœur sans savoir de quoi il s'agit. Il n'y a pas de corps entre les deux draps la forme du corps est absente. Si la question se pose « Qu'y a-t-il là ? » il y a seulement la perception des points de contact là où le corps est en contact avec les draps ou encore avec lui-même par exemple si les pieds sont croisés... Le reste du corps n'est pas là. Il y a une vague impression de lourdeur sans doute la force de gravité. Mais toujours rien à l'intérieur qui relie ces divers éléments. Même si, les yeux ouverts, on regarde le corps tout entier, on ne perçoit que les points de contact et ils sont sans rapport avec ce que je regarde. Si j'essayais de relier ces divers points de contact pour retrouver la forme de mon corps, j'y parviendrais sans doute mais, à peine complété, le corps serait ramené à la seule figuration des points de contact... Il en est de même quand je suis assis ou debout: il n'y a pas de corps...

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Pouvez-vous me dire le goût du jus de mangue ? Moi, je ne peux pas... mais vous non plus vous ne pouvez pas: vous essayez ici et maintenant de “ revivre  " la mémoire du jus de mangue; vous créez pour vous-même une sorte d'expérience de cette saveur, ce qu'il ne m'est pas possible de faire: il faut que j'aie sur la langue le jus de mangue la vue et l'odeur ne suffisant pas afin de pouvoir mettre en œuvre cette connaissance du passé et dire: « oui, c'est là le goût du jus de mangue. »... Cela ne veut pas dire que les préférences personnelles et les goûts changent. Au marché, ma main se tend automatiquement vers les produits que j'ai appréciés toute ma vie. Mais du fait que je ne peux pas évoquer une expérience mentale je ne peux pas convoiter des nourritures qui ne sont pas présentes. L'odeur joue un plus grand rôle que le goût dans votre vie quotidienne. Les organes olfactifs sont constamment ouverts aux odeurs. Mais si vous n’intervenez pas dans le sens de l'odeur, ce que vous ressentez n'est qu'une irritation nasale. Il n'y a pas de différence entre l'odeur du fumier de vache ou celle d'un précieux parfum français vous vous frottez le nez et vous passez votre chemin.

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Ma conversation consiste en une réponse aux questions que vous posez. M'asseoir pour faire un discours sur l'« état naturel » serait pour moi une situation artificielle. Il n'y a personne pour élaborer des « pensées » avant de se décider à fournir une réponse. Quand vous me lancez une balle elle rebondit vers vous et c'est cela que vous qualifiez de « réponse ». Mais je ne donne pas de réponse; c'est l'état naturel qui s'exprime de lui-même. En réalité je ne sais pas ce que je dis et ce que je dis n'a aucune importance. Vous pouvez bien transcrire mes paroles: elles n'auront aucun sens pour moi. Elles seront « mortes ».

Ce qui est là, devant vous, c'est de la vie. Je n'ai pas le pouvoir de la capturer, vous non plus... C'est comme une fleur (c'est la seule comparaison que je puisse donner). Elle s'épanouit, elle est présente. Tant qu'elle dure, elle émet un parfum qui est différent et distinct de toute autre Fleur. Vous pouvez ne pas la reconnaître. Vous pouvez ou non choisir d'écrire sur elle des odes ou des sonnets... Une vache qui passe peut la manger elle peut être coupée par un faneur. Elle peut aussi se faner et parvenir ainsi à son terme. C'est sans importance. Vous ne pouvez pas conserver son parfum, et ce que vous pourriez conserver ne serait qu'un parfum synthétique, chimique, et non la fleur vivante. Conserver les expressions, les enseignements d'un homme n'a aucun sens. Son « état naturel» n'a qu'une valeur, une expression “ contemporaine ”.

La personnalité ne change pas quand vous assumez l'état naturel. Vous êtes, après tout, un ordinateur qui réagit comme il a été programmé. En fait c'est votre effort actuel pour vous transformer qui vous éloigne de vous-même et qui vous empêche de fonctionner d'une manière naturelle. La personnalité ne changera pas. Ne vous attendez pas à ce qu'un tel homme se libère de la colère ou de ses idiosyncrasies. Ne vous attendez pas a le voir faire preuve de quelque humilité « spirituelle ». Cet homme-là peut très bien être la personne la plus arrogante que vous ayez jamais rencontrée parce qu'il est en contact avec la vie au seul point qu'aucun autre n'a pu toucher.

C'est pour cette raison que chacun de ceux qui parviennent à cet état s'exprime d'une manière unique dans le langage de son temps. C'est également pour cette raison que deux personnes vivant cet état à la même époque ne communiqueront jamais. Elles ne danseront jamais dans les rues la main dans la main: « Nous sommes tous des réalisés ! Nous sommes en communion ! »...

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Les nécessités naturelles d'un être humain sont fondamentales: la nourriture, le vêtement, le couvert. De deux choses l'une : ou bien vous travaillez pour pouvoir les satisfaire, ou bien quelqu'un d'autre les assure pour vous. Si ce sont là vos seuls besoins, il n'est pas difficile de les satisfaire. Vous refuser à vous-même ces besoins fondamentaux n'est pas un signe de spiritualité, mais réclamer plus que le nécessaire en ce qui concerne la nourriture, le vêtement et le couvert est un état d'esprit névrotique.

Le sexe est-il une exigence fondamentale de l'être humain ? Le sexe dépend du mental. Le corps lui-même n'a pas de sexe. Seuls les organes génitaux et les équilibres hormonaux sont différents entre mâle et femelle. C'est la pensée qui dit: « Je suis un homme et voici une femme, une femme séduisante »... C'est la pensée qui interprète les sensations sexuelles du corps et déclare: « Ce sont là des sensations sexuelles ». Et c'est la pensée qui fournit la structure sans laquelle aucun sexe n'est possible. « Il serait plus agréable de tenir la main de cette femme que de se borner à la regarder; il serait plus agréable de l'embrasser que de la prendre dans ses bras... » et ainsi de suite. Dans l'état naturel, il n'y a pas de telles constructions mentales: sans elles le sexe est impossible. Et le sexe agit sur le corps avec une terrible violence. Normalement le corps est un organisme très paisible et voici que vous le soumettez à cette terrible alternance de tension et de détente qui vous apporte une sensation de plaisir. En réalité cette sensation est pénible pour le corps.

Par la suppression ou par toute tentative de sublimation du sexe vous ne parviendrez jamais à cet état naturel. Aussi longtemps que vous penserez à Dieu, vous aurez des pensées sexuelles. Demandez à n'importe quel chercheur spirituel de vos relations qui pratique le célibat si la nuit il ne rêve pas des femmes. Le sommet de l'expérience sexuelle est dans la vie ce qui se rapproche le plus d'une expérience de première main. Toute autre expérience est de seconde main, elle est suggérée par d'autres que vous. Pourquoi tissez-vous tant de tabous et d'idées autour d'une telle expérience ? Pourquoi détruire la joie du sexe ? Je ne prétends nullement   prôner la facilité ou la promiscuité mais vous assurer que ce n'est pas par l'abstinence ou la continence que vous parviendrez à l'accomplissement.

Le contact vivant est indispensable. Si vous quittez la pièce vous disparaissez de ma conscience. Où vous êtes, pourquoi vous n'êtes pas ici, ces questions-là ne se posent pas. Il n'y a pas d'images dans l'état naturel, il n'y a pas de place pour elles; I'appareil sensoriel est complètement occupé par ce que je regarde actuellement. Il doit y avoir un contact vivant avec les objets qui sont dans la pièce et je n'ai aucune pensée pour ce qui n'est pas ici présent. Si vous êtes en parfaite harmonie avec l'activité sensorielle, il n'y a pas de place pour quelque crainte au sujet de qui vous nourrira demain ou pour des spéculations sur Dieu, sur la Vérité ou sur la Réalité.

Ce n'est pas l'état d'omniscience où les éternelles questions de l'homme reçoivent une réponse mais bien plutôt un état où toute interrogation a cessé. Elle a cessé parce que ces questions-là n'ont aucune relation avec la manière dont l'organisme fonctionne et ce fonctionnement ne laisse aucune place pour de telles questions.

Le corps a un extraordinaire mécanisme d'auto-renouvellement, et c'est une nécessité parce que les sens dans l'état naturel fonctionnent en permanence à la limite extrême de leur sensibilité. Quand ils sont fatigués le corps subit la mort c'est-à-dire une vraie mort physique et non un quelconque état mental. Cela peut arriver une ou plusieurs fois par jour. Vous ne choisissez pas de subir cette mort; elle descend sur vous. Tout se passe comme si l'on vous avait administré un anesthésique: une atonie croissante gagne les sens, le battement du cœur se ralentit, les mains et les pieds deviennent froids comme la glace et tout le corps assume une rigidité cadavérique. L'énergie s'écoule de tout le corps vers un certain point. Cela se passe chaque fois d'une manière différente. Le processus complet dure quarante-huit ou quarante-neuf minutes. Pendant ce temps le flot des pensées continue mais sans qu'il y ait « lecture » des pensées. A la fin de cette période, vous calez... : le flot des pensées est tranché net. Il n'est pas possible de savoir combien de temps dure cette rupture. Ce n'est pas une expérience. Il n'y a rien que vous puissiez dire sur cette période où vous avez « calé » cela ne peut faire partie de votre existence consciente ou de votre pensée consciente.

Vous ne pouvez pas savoir ce qui vous tire de la mort. Si vous aviez à ce moment précis la moindre volonté vous pourriez décider de ne pas revenir. Quand le « calage » a cessé le fleuve mental reprend exactement où il avait disparu. L'atonie a cessé, la clarté est de retour. Le corps ressent sa rigidité, il commence à se mouvoir lentement et retrouve par ses propres moyens son agilité. Ses mouvements sont plutôt comparables au T'ai Chi chinois qu'au Hatha Yoga. Les disciples de jadis observaient sans doute les mouvements de leurs maîtres, tentaient de les « incarner » et d'enseigner par la suite des centaines de postures mais ce sont là des exercices sans valeur. Il s'agit en fait d'un mouvement extraordinaire. Ceux qui ont observé les mouvements de mon corps le comparent aux gestes d'un nouveau-né. Ce « calage » provoque un renouvellement total des sens, des glandes et du système nerveux. Par la suite leur fonctionnement atteint la pointe extrême de la sensibilité.

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Vous ne goûterez pas de la mort car il n'est pas de mort pour vous. Vous ne pouvez pas faire l'expérience de votre propre mort. Êtes-vous né ? Vie et mort ne peuvent être séparés. Vous n'avez pas la moindre chance de connaître par vous-même où commence l'une et où finit l'autre. Vous pouvez faire l'expérience de la mort d'un autre mais pas de la vôtre. La seule mort est la mort physique; il n'y a pas de mort psychologique.

Pourquoi avez-vous une telle peur de la mort ?

Votre structure mentale ne peut concevoir un événement qui ne relèverait pas de l'expérience; elle compte même présider à sa propre dissolution et elle en vient ainsi à se demander à quoi ressemblera la mort; elle tente même de ressentir ce que peut être le fait de ne pas sentir. Mais pour anticiper une future expérience, votre structure a besoin de faire appel au souvenir d'une expérience passée servant de référence, mais comment évoquer la « sensation » de ne pas exister avant votre naissance ? et vous ne pouvez même pas vous souvenir de votre propre naissance : vous n'avez donc aucune base vous permettant de projeter dans l'avenir votre future non-existence. Votre vie durant, vous vous connaissiez, vous étiez là présent, vous avez donc acquis le sentiment de votre propre éternité. Pour justifier ce sentiment, votre structure mentale s'est appliquée à se convaincre qu'il y aurait pour vous une vie après la mort le ciel, la réincarnation, la transmigration de l'âme et quoi encore ? Et qu'est-ce d'après vous qui se réincarne ? Où peut bien se trouver votre âme ?

Pouvez-vous la goûter, la toucher, me la montrer ? Qu'y a-t-il en vous qui ira au ciel ?... Il n'y a rien en vous que la peur...

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Pourquoi rêvez-vous ? Vous avez le sentiment qu'il y a quelqu'un, un soi, qui suit le spectacle de vos perceptions, interprétant ce qui est vu, entendu et ressenti, dirigeant votre vision, disant: « Ceci est beau, cela est laid. Je regarderai ceci, je ne regarderai pas cela ». Vous ne pouvez pas assurer un tel contrôle. Vous croyez pouvoir le faire, mais la caméra enregistre des images en permanence et le magnétophone fonctionne également... Par la suite quand le corps est au repos ou que vos pensées sont à l'état passif tout cela surgit par fragments, il se crée une sorte de mosaïque et vous commencez à rêver. Quand ce “ quelqu'un " n'est pas là, rien ne dit: « Je dormais, je rêvais et maintenant je suis éveillé... »

Qu'est-ce que la moralité ? Ce n'est pas la contrainte d'une conduite imposée, pas davantage le fait de s'élever au-dessus des tentations ou de dominer la haine, la colère, l'avidité, la concupiscence et la violence: le fait de mettre en cause vos actes avant et après leur exécution, c'est là ce qui crée le problème moral. Ce qui est responsable d'une telle situation, c'est la faculté de distinguer le bien du mal et d'infléchir vos actions conformément à ces principes.

La vie est action. L'action sans problème est moralité. Mettre en question vos actions, c'est détruire l'expression même de la vie. Une personne qui laisse la vie agir à sa manière sans le mouvement protecteur de la pensée n'a pas de « soi » à défendre. Quel besoin aurait-elle de mentir, de tricher, de faire semblant ou de commettre tout autre acte que la société réprouve ?

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Qu'est-ce qui vous empêche d'être dans votre état naturel ? Vous vous éloignez constamment de vous-même. Vous voulez être heureux soit en permanence soit au moins pour tel instant précis. Vous n'êtes pas satisfait de vos expériences quotidiennes: il vous en faut de nouvelles. Vous voulez vous « perfectionner », vous changer. Vous projetez votre effort vers la réalisation d'un personnage que vous n'êtes pas. Voilà ce qui vous éloigne de vous-même...

La société vous a présenté l'idéal d'un homme parfait. Quel que soit le milieu culturel où vous êtes né, vous disposez de doctrines scripturaires et de traditions que l'on vous met en main pour vous dire comment vous comporter. Vous avez des commandements à observer, des vertus à cultiver. On vous dit qu'à la faveur d'une pratique appropriée vous pouvez même parvenir à l'état réalisé par les sages, les saints et les sauveurs de l'espèce humaine... Et vous en venez à contrôler votre comportement et vos pensées et à devenir un être « dé-naturé ».

Nous vivons tous dans une.« sphère mentale ». Vos pensées ne sont pas votre propriété: elles appartiennent à tout le monde. Ce ne sont que des pensées mais vous créez une contrepartie: le « penseur » qui lit chaque pensée. Votre effort pour contrôler la vie a créé un mouvement secondaire de pensée en vous et vous l'appelez « JE ». Ce mouvement de pensée en vous est parallèle au mouvement de la vie mais il en est séparé. il ne peut jamais être en contact avec la vie. Vous êtes une créature vivante et cependant vous menez votre vie entière dans le domaine de ce mouvement de pensée isolé et parallèle. Vous vous retranchez de la vie - et c'est contre-nature.

L'état naturel n'est pas un état sans pensée: c'est là l'un des plus grands canulars perpétrés des siècles durant à l'égard de pauvres Indiens sans défense... Vous ne serez jamais sans pensée tant que le corps ne sera pas réduit à l'état de cadavre, un cadavre très mort ! Être capable de pensée est nécessaire à la survie. Mais dans l'état naturel la pensée cesse de vous étrangler; elle revient à son rythme naturel. Il n'existe plus de « vous » pour lire les pensées et les prendre pour les « siennes ».

Avez-vous jamais observé ce mouvement parallèle de la pensée ? Les grammaires vous diront que JE est la première personne, pronom singulier etc. mais au fond ce n'est pas là ce que vous désirez savoir. Pouvez-vous regarder cette chose que vous appelez JE : c'est une notion très évanescente: observez-la maintenant, ressentez-la, touchez-la et donnez m'en des nouvelles. Comment l'observez-vous ? Et qui est cela en train de regarder ce que vous appelez JE. C'est là le problème crucial. Celui qui observe ce que vous appelez JE est effectivement le JE. Il crée une illusoire division de lui-même entre sujet et objet et c'est cette division qui lui confère une continuité. C'est en fait une nature divisionnelle qui opère en vous dans votre conscience. La continuité de sa propre existence est tout ce qui l'intéresse. Aussi longtemps que vous voudrez comprendre ce « vous » ou le transformer en une entité spirituelle, une entité sainte, belle ou merveilleuse, ce vous va continuer. Si vous ne vous souciez pas de l'entretenir, il n'est plus là, il a disparu...

Comment comprenez-vous ce que je viens de dire ? J'ai fait cet exposé à   toutes fins utiles: « Ce qui est observé n'est pas autre que celui qui observe ». Que ferez-vous pratiquement d'un tel énoncé ? Quel instrument avez-vous à votre disposition pour saisir ce non-sens, cet exposé logique, irrationnel ? Vous allez penser. Par la voie de la pensée, vous ne pourrez rien comprendre. Vous traduisez ce que j'ai dit en termes d'une connaissance que vous possédez déjà comme vous le faites d'ailleurs pour tout le reste afin d'en tirer quelque chose. Quand vous cesserez de procéder de cette manière ce que j'ai décrit sera mis en œuvre. L'absence de toute intervention effort pour comprendre ou pour vous transformer est effectivement l'état d'être que j'ai décrit.

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Y a-t-il un au-delà ? Parce que vous ne vous intéressez pas au quotidien, à ce qui se passe autour de vous, vous avez inventé ce que l'on appelle l'au-delà, l'intemporel, Dieu, la Vérité, la Réalité, Brahman, l'illumination et que sais-je encore ? et vous êtes à la recherche de cela. Mais il se peut qu'il n'y ait pas d'au-delà... Vous ne savez absolument rien de cet « au-delà »; ce que vous savez, c'est ce qu'on vous a dit et c'est cette connaissance que vous projetez et c'est de cette connaissance que vous ferez l'expérience: la connaissance crée l'expérience et l'expérience vient renforcer la « connaissance ».

Ce que vous savez ne peut jamais être l'« au-delà ». Ce que vous expérimentez n'est pas l'au-delà. S'il y a un au-delà le mouvement de votre « vous » en est absent. L'absence d'un tel mouvement est probablement l'au delà... Pourquoi essayez-vous d'expérimenter ce qui ne peut l'être ?

Vous devez toujours reconnaître ce que vous regardez, sinon vous n'êtes pas là. Dès l'instant où vous interprétez, le « vous » est là. Vous regardez un objet et vous reconnaissez qu'il s'agit d'un sac, un sac rouge. La pensée intervient dès lors dans la sensation en l'interprétant. Pourquoi intervient -elle et pouvez-vous l'empêcher ? dès que vous voyez un objet un mot surgit : « sac » ou, suivant les cas: « banc », « rampe », « marche »... ou encore « l'homme aux cheveux blancs qui est assis là ». Et cela tourne indéfiniment, vous allez répétant tout cela à vous-même en permanence. Ou encore vous vous préoccupez d'autre chose « Je vais être en retard au bureau »... Autrement dit vous pensez toujours à quelque chose qui n'a pas la moindre relation avec la manière dont vos sens fonctionnent à ce moment précis. C'est cela ou la répétition du nom de l'objet: « C'est un sac, un sac rouge », etc. Le mot « sac » vous sépare de la vision créant par là-même le « vous », sinon il n'y aurait pas d'espace entre les deux.

Chaque fois qu'une pensée naît, vous naissez. Quand elle disparaît vous disparaissez. Mais le vous ne permet pas que la pensée disparaisse puisque c'est précisément le mental qui donne à ce « vous » la continuité. En réalité, il n'y a en vous aucune entité permanente, aucun bilan de vos pensées et de vos expériences. Vous croyez qu'il y a quelqu'un qui pense vos pensées, qui ressent vos sentiments: c'est une illusion, je peux vous le dire, mais ce n est pas une illusion pour vous... 

Vos émotions sont plus complexes mais c'est le même processus. Pourquoi éprouvez-vous le besoin de vous dire à vous-même que vous êtes irrité, Jaloux de quelqu'un d'autre ou que le sexe vous tracasse ? (Je ne parle pas ici du passage éventuel à l'action.) Il y a une sensation en vous et vous vous dites déprimé... insatisfait... bienheureux... jaloux... avide... envieux... Ces étiquettes appellent à l'existence celui qui interprète les sensations. Ce que vous appelez JE n'est autre que le mot: « sac rouge », « banc », « ampoule électrique »... « bienheureux », « jaloux », etc. Vous exigez de vos cellules cérébrales une activité inutile... en détruisant l'énergie qui est là en réserve. Cela ne sert à qu'à vous épuiser.

Cet étiquetage est nécessaire quand vous avez à communiquer avec quelqu'un d'autre ou avec vous-même mais c'est en permanence que vous communiquez avec vous-même et pourquoi ? La seule différence qui existe entre vous et la personne qui parle tout haut, c'est que vous, vous ne parlez pas tout haut. Dès que cela vous arrive, voici venir le psychiatre. Ce type-là bien sûr fait exactement comme vous: il se parle tout le temps à lui-même " sac rouge », « obsessif », « compulsif », « complexe d'Oedipe », " avide », « banc », « Martini »... Et il décide que pour vous ça ne tourne pas rond et il vous installe sur son divan et s'applique à vous transformer pour vous aider...

Pourquoi ne laissez-vous pas en paix vos sensations ? Pourquoi les traduire ? Vous le faites parce que si vous ne communiquez pas avec vous-même, vous n'êtes plus là. C'est là une perspective qui est effrayante pour le «- vous ».

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Tout ce dont vous faites l'expérience: paix, joie, silence, béatitude, extase et Dieu sait quoi ! est connaissance ancienne et de seconde main... Le fait même que vous êtes en état de béatitude et de formidable silence implique que vous connaissez déjà ces états. Il faut déjà connaître une chose pour en faire l'expérience. Cette connaissance n'a rien de merveilleux ou de métaphysique. Pouvez-vous faire l'expérience d'une chose aussi banale que ce banc « assis » là en face de vous ? Mais non: vous expérimentez la connaissance que vous en avez et dont la source est toujours un mécanisme extérieur. Vous pensez les pensées de votre milieu social, vous ressentez les sensations de votre milieu social et vous vivez les expériences de votre société; il n'y a pas de nouvelles expériences.

Il en résulte que tout ce que l'homme a jamais pensé ou senti doit sortir de votre organisme. Et vous êtes le produit de toute cette connaissance c’est tout ce que vous êtes...

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Qu'est-ce que la pensée ? Vous n'en savez absolument rien sinon ce qui vous a été dit sur ce que vous appelez « pensée ». Qu'allez-vous faire d'elle : la façonner, la contrôler, lui donner une forme... ou l'interrompre ? Vous passez votre temps à exercer une action sur elle parce qu'on vous a suggéré d'effectuer tel ou tel changement, de vous en tenir aux « bonnes pensées » et d'éliminer les « mauvaises ». Les pensées sont ce qu'elles sont ni bonnes ni mauvaises. Aussi longtemps que vous aurez le désir d'agir sur elles, vous obéissez à leur mouvement : vouloir et penser sont une seule et unique chose. Vouloir comprendre implique un mouvement de pensée, et ce mouvement, vous le perpétuez, vous lui conférez sa continuité...

Le fonctionnement de vos sens est « dé-naturé » parce que vous voulez en tirer quelque chose. Pourquoi ? Parce que vous désirez que votre “ vous " continue. Vous protégez cette continuité. La pensée est un mécanisme protecteur : elle protège le « vous » aux dépens de quelque chose ou de quelqu'un d'autre. Tout ce qui est issu de la pensée est destructeur et en fin de compte vous détruira, vous et votre espèce...

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C'est le mécanisme répétitif de la pensée qui vous épuise et que pouvez-vous donc faire pour vous en sortir ? C'est la seule et unique question et toute réponse qui vous sera donnée ne fait que renforcer le mouvement de la pensée... Alors que faire ? Rien du tout. Ce mouvement est trop puissant: il dispose d'une force de vie accumulée au cours de millions d'années. Vous êtes totalement impuissant et vous n'êtes même pas conscient de votre impuissance.

Si vous pratiquez quelque système de maîtrise mentale, automatiquement le « vous » est là poussé par là même à la continuité. Avez-vous jamais médité réellement, sérieusement ? ou connaissez-vous quelqu'un qui l'ait fait ? Non, personne ne le fait... Si vous méditiez sérieusement vous tourneriez en rond dans l'asile de fous. Et vous ne pouvez pas davantage pratiquer l'attention totale appliquée à être conscient de chaque instant de votre vie. Vous ne pouvez pas être pleinement conscient : « vous » et votre conscience ne peuvent co-exister. Si vous pouviez une seconde seulement, une seule fois dans votre vie vous trouver en état de conscience pure (awareness) votre continuité claquerait net, l'illusion de la structure expériencielle, le « vous » tout cela s'effondrerait et tout retomberait dans le rythme de l'état naturel. Cet état où vous ne savez pas ce que vous regardez, cela c'est vraiment la conscience pure. Si vous re-connaissez ce que vous regardez, vous êtes là de nouveau en train d'expérimenter le passé ce que vous savez.

Ce qui réintègre une personne dans son état naturel, cette personne et non telle autre, je n'en sais rien. Peut-être est-ce inscrit dans les cellules. C'est a-causal. Ce n'est pas de votre part un acte « volontariste » vous ne pouvez pas le provoquer. Il n'y a rien que vous puissiez faire. Vous pouvez vous méfier de l'homme qui vous dit comment il a assumé cet état. Il y a une chose dont vous pouvez être sûr, c'est qu'il ne le sait pas lui-même et n'a pas la possibilité de vous le communiquer. Il y a dans la structure du corps un mécanisme de détente. Si la structure expériencielle se relâche l'autre processus prend le relais à sa manière propre. Le fonctionnement du corps est dès lors totalement différent sans l'interférence de la pensée sauf en cas de nécessité pour communiquer avec quelqu'un. Pour employer la formule du « ring », vous n'avez plus qu'à « jeter la serviette » et déclarer forfait Personne ne peut vous venir en aide et vous ne pouvez pas vous aider vous-même.

Cet état naturel ne vous intéresse pas: vous ne vous attachez qu'à la continuité. Sans doute désirez-vous continuer à un autre niveau, en fonction d'une dimension différente mais quoiqu'il en soit vous voulez continuer. Pour vous ce ne serait pas à prendre avec des pincettes ! Ce serait effectivement liquider tout ce que vous considérez comme « vous », moi supérieur, moi inférieur, âme, Atman ; conscient, subconscient etc. S'il vous vient quelque velléité, vous dites : « il me faut du temps »... Alors intervient la sadhana et vous vous dites « Demain, je comprendrai »... Cette structure est née du temps et fonctionne dans le temps mais ce n'est pas dans le temps qu'elle parviendra à son terme. Si vous ne comprenez pas aujourd'hui, vous ne comprendrez pas demain. Pourquoi d'ailleurs voulez-vous comprendre ce que je dis ? Vous ne pouvez pas comprendre. C'est de votre part un exercice futile que de comparer mon mode de fonctionnement au vôtre. C'est une chose que je ne peux pas communiquer. En fait aucune communication n'est nécessaire. Aucun dialogue n'est possible. Quand le « vous » n'est pas là, quand le problème n'est pas là, ce qui est, c'est la compréhension: c'est la fin du « vous », le « vous » s'en va. Vous n'écouterez plus celui qui décrit cet état et vous ne lui poserez plus de question sur la compréhension de cet état...

Ce que vous recherchez n'existe pas. Vous préféreriez vous promener sur une terre d'enchantement, avoir la bienheureuse vision d'une transformation de votre soi inexistant afin de réaliser un état d'être évoqué à coup de formules magiques. C'est précisément cela qui vous arrache à votre « état naturel » un mouvement en dehors de vous-même. Être soi-même exige une extraordinaire intelligence. La « bénédiction » de cette intelligence, vous la possédez ; personne n'a besoin de vous la donner, personne ne peut vous la prendre. Celui qui la laisse s'exprimer à sa manière particulière est un homme naturel.