Par Jean Bouchart D’Orval

Ça ne marche jamais une deuxième fois

(Extrait du chapitre 1)

3349694124_bcaa1ea1c8 Retour

 

L’inconscient devient conscient? On arrête d’être machinal?

Quand on voit qu’on est machinal, cela cesse immédiatement. On ne peut pas se commander de ne plus être machinal. Mais on peut voir comment on est constamment dans la réaction, en train d’agir à partir d’un acquis, à partir du connu, à partir de la mémoire, qui est une montagne d’impressions venues des expériences passées. C’est de voir que presque toute notre vie est conditionnements. C’est possible de le voir: non pas d’une façon philosophique ou théorique, mais le voir dans les situations les plus banales et concrètes. Nous nous apercevons justement alors qu’il n’y a rien de banal dans la vie. Même les gestes les plus humbles de notre vie sont révélateurs de ce qui est profond.

Vu ainsi, rien n’est ennuyant dans la vie. On est constamment en train de jouer son rôle, que ce soit dans de grandes choses ou des petites. La «grandeur» des choses n’a finalement aucune importance. C’est toujours le même mécanisme qui est à l’œuvre. Jouer au Monopoly ou effectuer des transactions boursières ou immobilières, c’est la même chose: tout cela est fondé sur l’espoir de gain et la peur de la perte, avec, entre les deux, le calcul.

Cette perspective ouvre un champ sans limite à ce qu’on appelle la pratique. La pratique, c’est maintenant. Comment cela peut-il avoir lieu à un autre moment? Ce n’est pas quelque chose qui se déroule entre 7h00 et 8h00 chaque matin; enfin, c’est aussi cela, mais ce n’est pas quelque chose qui commence à telle heure et se termine une heure ou deux plus tard, alors qu’on retourne faire autre chose que la pratique. S’asseoir en silence est très beau: on a appelé cela méditer. C’est beau quand cela vient, non pas quand ça ressemble à aller au bureau. Quand vous le faites à partir d’un conditionnement, parce que quelqu’un vous a raconté qu’il fallait «méditer» deux, trois, six ou douze heures par jour, c’est encore dans le cadre de l’esprit de gain. Ces méthodes ont amplement montré que tout ce qu’elles peuvent produire ce sont des êtres à la fois prétentieux et anxieux. Tôt ou tard on finit par voir cela. Ce ne sont pas de tels enfantillages qui libèrent l’homme.

Dans une pratique véritable, il n’y a pas autre chose que la pratique et cette pratique est une joie, non un pensum. Patanjali recommande de toujours répéter le nom de Dieu. Les esprits linéaires et timorés se sont mis à marmonner le même mantra toute la journée, alors qu’il s’agit simplement de comprendre que tous les noms qu’on peut prononcer dans le cours de sa vie sont tous les noms de Dieu.

En fait, rien ne peut nous libérer. Pourquoi? Nous ne sommes pas pris! C’est cela la «technique»: c’est de voir cela. C’est de voir, dans des situations concrètes, que nous ne sommes jamais pris. Mais tant qu’on se raconte son histoire, on vit la vie de quelqu’un qui est pris et on ne le voit pas. Que peut-on faire?

Il n’y a pas de choix là-dedans. Alors nous n’avons pas à nous inquiéter. La chance, ou la grâce, c’est d’être présent de plus en plus, d’être à l’écoute, de littéralement sentir son intérieur de la même façon dont on peut sentir la caresse de l’air sur ses joues ou celle de l’eau sur son corps. C’est de sentir cela à chaque instant, quand on marche, quand on mange, quand on parle, quand on conduit. C’est de sentir, simplement sentir. On a enseveli cela sous la pensée, qui est devenue très mécanique. Nous vivons des vies mécaniques. Mais vivre dans le ressenti nous ramène immédiatement dans le cœur. Dans la pensée mécanique, il n’y a pas de cœur. Le monde dans lequel nous vivons n’a pas beaucoup de cœur, parce que c’est un monde pensé. L’être humain pense sa vie. Il pense beaucoup et il dépense beaucoup… Tel est notre monde fabriqué, artificiel. Ce monde ne tiendra pas le coup. Ce genre de monde amène une souffrance énorme. Sentir cette souffrance colossale de l’humanité amène une compassion également énorme.

L’être humain souffre tout en étant assis sur une fortune colossale. Nous ne voyons pas la beauté que nous gâchons à chaque instant, simplement en pensant notre vie, en essayant de contrôler, en voulant intervenir. Depuis toujours nous évoluons dans l’esprit de gain, fondé sur la peur et sur l’image. Même au moment où on a cette prétention d’être sur une voie spirituelle, on veut encore contrôler et arriver à un but. Or, vouloir arriver à un but est une totale non-reconnaissance de la tranquillité.

Ces temps-ci, on dit beaucoup que pour avoir de la joie, du bonheur, il faut savoir accepter les souffrances.

Personne ici ne veut accepter la souffrance. Pourquoi? Parce que la souffrance n’est pas dans notre nature. Notre nature est la joie et nous n’allons jamais accepter la souffrance. Il ne s’agit pas d’accepter la souffrance, mais plutôt ce qui est là, la réalité. La souffrance vient justement de la non-acceptation de ce qui est là. Chaque fois qu’on souffre, c’est qu’on a des problèmes avec la réalité. Tant qu’on aura des problèmes avec la réalité, on va souffrir. Souffrir consiste à prétendre que la réalité n’aurait pas dû être comme elle était. Alors, on souffre et on n’y peut rien.

Accepter veut dire accepter le fait qu’il y a de la souffrance; cela ne veut pas dire de rester dedans. Accepter veut dire accepter les transformations de l’existence qui sont intervenues jusqu’à maintenant et aussi celles qui vont intervenir à partir de maintenant. Ce n’est donc pas une résignation bête devant la fatalité de la souffrance. De toute façon, on n’a même pas le choix. On ne voudra jamais demeurer dans la souffrance. Pourquoi dit-on que pour être heureux il faut accepter la souffrance, sinon parce qu’on ne veut pas souffrir? Tout ce qu’on fait, y compris «accepter la souffrance», c’est pour ne pas souffrir. N’est-ce pas clair? Il ne s’agit donc pas d’accepter la souffrance, mais plutôt la réalité. Or, la réalité n’est pas souffrante; elle est joyeuse. Tant qu’on ne comprend pas le mécanisme de la souffrance, qui est refus de ce qui est au nom de ce qu’on n’est pas, on essaie de la combattre: on use de violence dans sa vie et cela ne fait que générer davantage de détresse.

(…)

Évidemment, en cours de route j’ai acquis toutes sortes de concepts spirituels, notamment en Inde. À un moment donné, nous nous rendons compte que tout cela ne fait que nous surcharger davantage. Toute approche dont l’essentiel consiste à vous demander de changer votre manière de vivre afin de devenir libre est un savoir de seconde main. C’est corrompu; c’est sans puissance et cela ne va jamais très loin. Cela ne veut pas dire, bien sûr, que votre manière de vivre ne change pas à mesure que la liberté s’étale dans votre vie, mais ces changements ne sont pas imposés par une volonté de gain, par un arrivisme, dans la violence et le non-respect de la vie telle qu’elle est.

Les approches progressives, qu’elles soient de l’Inde ou d’ailleurs, proposent une série d’attitudes à adopter et d’actes à pratiquer pour enlever ce qui est là et le remplacer par une liberté toute théorique à survenir plus tard. Or, ce qui est là n’a pas à être enlevé et remplacé par autre chose, car ce qui est là est l’expression même de la liberté. De plus, ces voies arrivistes et à courte vue prétendent faire passer tous les êtres humains par un corridor unique, alors que chaque être humain est un chemin complètement différent.

Bien sûr, tout le monde ne peut pas entendre ce discours et c’est bien pour cela que les voies progressives foisonnent et qu’elles sont même les plus populaires. Nous n’avons pas le choix de nous y engager ou non, car tout dépend de nos conditionnements; ce que je dis ici n’est donc pas une condamnation. Mais il demeure que ces voies ne font que gérer l’ignorance. Il faut le dire. Quand on voit cela clairement, on ne se sent plus concerné par ce cirque. On le regarde exactement comme on regarde les jouets qui nous amusaient quand on avait dix ans.

Dans la pratique, ce qui fonctionne pour l’un ne va pas nécessairement fonctionner pour l’autre. Il faut se méfier des techniques et des théories car ça ne marche jamais une deuxième fois. Il ne faut pas confondre la manière dont un être humain a vu la liberté s’installer en lui avec la liberté elle-même. Un être humain qui est libre de lui-même va généralement communiquer à travers sa personnalité et il évoquera certains éléments de sa vie. S’il est honnête, s’il est vraiment libre de lui-même, il ne leur intimera pas de se conformer à une série de simagrées – les siennes – pour trouver la liberté, car il sait que seule la grâce fonctionne. S’il ne raconte pas d’histoires aux gens, il ne leur imposera pas de passer par là où il est passé lui-même. Pour cela, il faut que celui qui parle soit libre de toute image de lui-même, ce qui est extrêmement rare. À tout le moins, il doit respecter la vie de ceux qui sont devant lui; mais cela aussi est rare. La véritable voie n’est pas une voie; c’est l’humilité, c’est-à-dire l’écoute. Mais l’ego est très friand de tout ce qui fait dormir davantage et c’est pourquoi les voies-bonbons sont si populaires.

Entrez par la porte étroite. Large, en effet, et spacieux est le chemin qui mène à la perdition et il en est beaucoup qui s’y engagent; mais étroite est la porte et resserré le chemin qui mènent à la Vie, et il en est peu qui le trouvent. (Jésus, selon Matthieu 7, 13-14)

On n’a pas à importer la spiritualité; on doit se regarder soi-même, honnêtement. Tant que vous ne vous regardez pas vous-même, vous aurez beau vous déguiser en lama tibétain, en pape, en sâdhu, en soufi, en chaman, en moine zen ou en extraterrestre, vous n’irez nulle part et vous allez toujours refaire la même chose dans votre vie. Tout le cirque spirituel auquel nous assistons n’est qu’une nouvelle façon d’ajourner l’essentiel dans sa vie. L’essentiel c’est le Simple. On passe sa vie à ajourner, sans jamais considérer les vraies choses.

Est-il possible d’arriver à se comprendre?

Absolument! La possibilité nous est donnée tout de suite. Elle nous est offerte à chaque instant. Le cerveau est confus et voit des obstacles là où il n’y a que des occasions. Il n’y a pas d’obstacle véritable; les obstacles sont fabriqués par la pensée. Ils font partie de l’arsenal de ces soi-disant enseignants spirituels qui ont une affaire à faire marcher et des profits à engranger. Ces enseignants vont vous demander de vous engager avec eux pour des années. Ils vont vous expliquer qu’il y a des obstacles à enlever et que si vous n’êtes pas sérieux (comprendre: si vous ne vous engagez pas avec eux…), vous ne serez jamais libres. Ces tricheurs jouent sur le manque de confiance de leurs dévots.

J’ai souvent comme deux voix en moi et je ne sais pas trop laquelle écouter.

Si vous vous taisez, il n’y aura plus qu’une seule voix… Demandez-vous pourquoi vous voulez faire telle ou telle chose, pourquoi vous voulez aller à tel endroit. «Qu’est-ce que je veux aller chercher là?» Cela va vous éclairer. L’ego n’aime pas la pleine clarté: il ne veut pas voir examiner les motivations de nos gestes. L’ego se nourrit de prétentions et ne survit que dans la pénombre. Les prétentions agissent sur nous tant qu’elles demeurent mal éclairées. Dès qu’elles sont exposées à la pleine lumière du jour, elle cessent d’être opérantes dans notre vie. Posons-nous la question: «Qu’est-ce que je veux vraiment?» Ne pas éclairer cette question nous condamne à répéter les mêmes histoires dans notre vie. Si nous allions vraiment investiguer cette question – non pas intellectuellement, mais dans l’action – nous nous épargnerions bien des tourments inutiles. Mais tout participe de l’installation de la clarté: nous apprenons de nos erreurs.

Le mental parle de l’intérieur. Il ne s’exprime pas par le mur ou le plafond: il parle par la pensée. Souvent on appelle cela la voix intérieure. Mais en faisant des erreurs, on apprend la différence entre l’écoute et la pensée. On devient peu à peu plus habile dans sa vie. À un moment donné, certains désirs ne nous viennent plus. Certains jouets ne nous amusent plus. On n’a pas besoin d’un programme pour cela. Certaines choses ne nous viennent plus, mais non par restriction ou agitation; cela luit dans une profonde compréhension. Comprendre intellectuellement est nécessaire, mais non suffisant. La vraie compréhension vient d’un contact direct avec le réel. S’il persiste la moindre distance entre celui qui connaît et ce qui est connu, il ne peut y avoir de connaissance véritable. Il ne doit plus y avoir d’intermédiaires. Il n’y a que cette véritable compréhension qui fonctionne et cela ne peut être réduit ou assimilé à une voie en particulier: on ne peut en faire un programme, un menu de choses à penser, à ne pas penser, à exécuter ou à ne pas exécuter. Tout cela est vraiment trop puéril!

Cette véritable compréhension peut prendre des années à s’installer, mais peut-être aussi seulement quelques semaines, qui sait? Mais c’est quelque chose à voir à chaque instant. Quand on est passionné par quelque chose, on apprend vite. Si nous étions vraiment passionnés de paix, cela nous viendrait très vite. Mais nous croyons encore être attirés par autre chose dans sa vie. Nous estimons encore qu’il y a d’autres désirs que celui de la tranquillité. Tant qu’il semble y avoir autre chose que la tranquillité à notre agenda, il y aura ajournement et il n’y aura pas de paix.

Il faudrait donc éliminer tous les désirs?

Non! Il suffit de les éclairer. «Qu’est-ce que je désire vraiment?» C’est merveilleux, un désir. C’est un parfum de joie qui nous vient. Mais tant qu’il n’est pas éclairé, on est confus: on croit que c’est telle chose qui nous attire, mais en réalité on veut tout simplement être tranquille. Quand les désirs sont éclairés, on n’est plus pris par aucun d’entre eux. Si l’objet désiré est là, c’est merveilleux; s’il n’est pas là, c’est merveilleux. C’est déjà merveilleux avant que l’objet ne se découpe par rapport à l’arrière-plan. Il n’y a pas d’indifférence non plus. On vit; on n’attend plus pour vivre. On n’est plus en train de sacrifier quoi que ce soit aujourd’hui pour pouvoir vivre mieux demain. On vit et cela se fait maintenant. On n’attend pas que la pensée ou l’action nous amènent le bonheur. C’est plutôt le contraire. À partir d’une profonde richesse intérieure l’action s’impose.
Ce n’est pas la pensée qui amène la tranquillité, c’est la tranquillité qui éclaire la pensée et l’action. Si la vision est généreuse, la pensée sera généreuse et l’action aussi. Nous vivons alors une vie qui a de l’envergure plutôt que des restrictions. Nous ne grelottons plus chaque fois que quelqu’un dit quelque chose sur nous ou chaque fois qu’un de nos désirs est contrecarré. Pourquoi ne pas vivre avec ampleur, exubérance et générosité? Notre structure est faite pour vivre ainsi. Nous pouvons sentir cela dans notre corps. C’est un outil merveilleux pour cela, car il ne ment pas. Le mental, lui, peut mentir très facilement.

Nous pouvons apprendre à sentir la restriction dans notre corps. Cela peut nous éclairer. Quand plusieurs possibilités se présentent, nous pouvons nous visualiser dans chacune d’entre elles et sentir comment le corps réagit: est-il dans l’expansion ou dans la contraction? Y a-t-il lutte? Nous cessons alors d’imaginer notre vie; nous la vivons. Nous jouons le jeu clairement. Il n’y a rien à refuser, sauf ce qui ne nous convient pas sur le plan pratique. Mais psychologiquement il n’y a rien à refuser.

Une fois cela bien en vue, alors on peut dire que la voie est super-large et non pas étroite. Le chemin semble étroit et resserré tant qu’on est encore dans ses pensées. Aucun des éléments de notre vie n’est contraire à cette voie. Tout est occasion. Ce qu’on est en train de faire maintenant, c’est cela le chemin et rien d’autre. Ce qui est là dans notre vie n’est pas là par hasard: c’est cela même qu’il convient de faire, mais clairement. Rien n’est le contraire de ce que nous sommes. Nous ne pouvons pas ne pas être sur le chemin, sauf dans nos fantasmes et dans les théories fumeuses. C’est seulement dans nos élucubrations mentales qu’il y a le chemin et, à l’opposé, ce qui n’est pas le chemin. Que nous le voulions ou non, que nous le sachions ou non, nous sommes toujours sur le chemin. Nous sommes toujours en train d’effectuer nos expériences. C’est quand cela devient plus clair que nous disons: «Je suis sur la voie.»

C’est merveilleux: il n’y a rien d’exclus dans notre vie. Si on est marié, on n’a pas à divorcer; si on n’est pas marié, on n’a pas besoin de le devenir. Les riches n’ont pas besoin de devenir pauvres. Ce n’est pas nécessaire de vivre dans un taudis pour être spirituel. Si on est pauvre, ce n’est pas nécessaire de devenir riche non plus. L’environnement qu’il nous faut c’est celui que nous avons. Du point de vue de la liberté, aucune situation n’est a priori meilleure qu’une autre. Tant qu’on pense qu’un état d’être est mieux qu’un autre en valeur absolue, c’est qu’on n’a rien compris. L’idée n’est pas d’améliorer son histoire, c’est de la voir comme une histoire. On n’a plus de problème avec la réalité. Il n’y a tout simplement plus quelqu’un qui pourrait avoir un problème et se plaindre. Cela ne vient plus. À partir de là on peut jouer.

 

Retour   Màj. 12/10/09